le Bouquinoire, blog littéraire

Art sacré : les émaux de Ligugé

 Les émaux de Ligugé

 

 

L’atelier d’émaux de l’abbaye bénédictine de Saint Martin de Ligugé, tout près de Poitiers, jouit d’un succès d’estime un peu partout dans le monde.

 

 

 

L’art et le feu

 

  Lorsque Dom Jean Coquet démarra son activité d’artisanat d’art, en 1945, il lui fallut d’abord acquérir les techniques propres au travail des métaux (cuivre et argent) et la maîtrise de « l’art du feu » auprès d’émailleurs limousins. En outre, durant les deux années 1947 et 1948, établis, séchoirs électriques et four vertical nécessaire à la cuisson furent construits et adaptés sur place par la main des moines.

  Il fallait ensuite gagner la confiance des artistes dont la collaboration était souhaitée. Georges Rouault fut le premier à se laisser séduire par une telle initiative : « Nous nous présentions à lui munis d’un émail où nous avions transposé le plus témérairement du monde une de ses oeuvres (...). Il s’exclama de notre audace mais aima nos belles matières [Dom J. Coquet, 1951]. » La qualité de traduction avait de quoi convaincre, par suite, beaucoup d’autres peintres prestigieux, de sorte que l’atelier connut un essor rapide. Parmi les plus célèbres participations, citons : Rouault, Ranc, Braque, Manessier, J. Villon [Gaston Duchamp], Clavé, Chagall. Dès 1957, Y. Sjöberg pouvait donc écrire : « le monastère de Ligugé est actuellement le centre le plus célèbre de production de l’émail contemporain sous l’active impulsion d’un grand artiste Dom Coquet. » Le milieu de l’art a très tôt avalisé cette façon artistique de reproduire à l’original les oeuvres des plus grands Maîtres : exposition à New York dès 1948 ; exposition à la Galerie de France en 1951 ; exposition au Musée national d’Art Moderne en 1952, redonnée en 1954. Lors de La XIème Triennale d’Art Contemporain de Milan (1957), le jury décerna à l’abbaye de Ligugé une médaille d’or pour l’ensemble des émaux exposés à cette manifestation.

 

  Entre-temps, l’atelier bénédictin avait été confié aux bons soins de Dom Jacques Dupeux : passionné par les fouilles archéologiques menées sur le site de l’abbaye, Dom J. Coquet préféra, en effet, consacrer la majeure partie de son temps aux travaux historiques. Pour autant, il laissait à son successeur un « Journal de bord », dont celui-ci put faire le meilleur usage, suivi en cela par Frère Pascal Gardelle à partir de 1973. Ce dernier donna un nouvel élan à l’atelier : après avoir admirablement transcrit Chagall, Rouault et Ranc, il exécuta ses propres oeuvres qui furent présentes dans maintes expositions. Oeuvres que nous trouvons reproduites dans l’ouvrage ou exposées dans le musée de l’abbaye*.

 

 

 

 

 

Les couleurs de la vie

 

  Fruit d’un travail patient, artisanal et inspiré, ces émaux d’art sacré ont pour tonalité dominante le flamboiement des couleurs. Ce qui fait dire à l’abbé Montini, futur Paul VI : « En contemplant les émaux bénédictins de Ligugé, nous pourrions avancer : ‘Le Verbe s’est fait chair. Et l’art, c’est la chair qui s’est faite Verbe’. » Le néophyte même sera conquis par ces joyaux d’art mural : de façon étincelante, la profondeur des couleurs et les reliefs ciselés concourent à la vocation tantôt iconique, tantôt profane, désirée par le créateur. La technicité propre à cet artisanat a ceci de remarquable qu’au travers du « poudroiement » des couleurs, c’est toujours l’impression d’avoir saisi une émotion pleine dans la matière « vitrifiable » qui l’emporte. Plus encore peut-être que dans la peinture ou la photographie d’art, ici, l’ « empâtement » nécessité par cette discipline permet un rendu exceptionnel du mouvement et de la vivacité. C’est à juste raison que l’on peut associer l’art du vitrail, celui du « gemmail » et l’émaillerie d’art : tous trois ont en commun ce privilège de donner à voir des glacis légers, de vivantes coulées de lumière, des fluidités nacrées. Art de la couleur, art « glorieux », la richesse de cet artisanat fut bien marquée par Dom J. Dupeux : « des reflets animent suffisamment le relief pour procurer l’aspect précieux considéré à juste titre comme caractéristique de l’émail (1957). »

  Ainsi donc, somptuosité de la matière et de la couleur sont les deux caractéristiques immanentes à ce travail d’art. Jonction entre la sublimation créatrice et le domaine du sacré, la pratique des émaux trouve en ce lieu de spiritualité de l’abbaye un terrain fertile. Que les moines bénédictins attachent encore aujourd’hui la prime attention à cet exercice de l’émaillerie, ceci n’a rien d’étonnant si l’on veut bien considérer la « chaleur de l’évocation » procurée par les œuvres produites. Car ici, il y va également d’un travail d’humilité, celui que tout artiste se doit de mener sur lui-même qui opère sur les éléments et leur arrangement. Démiurge bienveillant ! Cette « noblesse de l’art » de l’émaillerie, Manessier l’avait désignée ainsi : « On est traversé par un esprit. Et il n’est donné à personne d’obliger l’esprit à souffler. L’esprit souffle ou ne souffle pas. Il est la liberté même. On peut être génial sans le savoir, on n’y est pour rien. Si vous croyez y être pour quelque chose , le génie disparaît à l’instant et cette marche sur les eaux est, disons-le avec un mot que je n’emploie qu’en tremblant, mystique (1978). »

 

 

 

Dany Sénéchaud

 

in Art sacré, n° 16, automne 2004

  

 

 

 

 

 

 

L’atelier d’émaux de l’abbaye bénédictine de Saint Martin de Ligugé méritait assurément que le spécialiste d’histoire de l’art lui consacrât une rétrospective. Sabine de Lavergne, diplômée de l’Ecole du Louvre, Docteur en théologie, a su réunir 54 des plus de 200 joyaux réalisés dans cet atelier et quelques textes significatifs. De quoi révéler aux amateurs les mystères de cet art sacré ainsi que rendre compte des aléas d’une entreprise audacieuse.

 

S. de Lavergne, Les émaux de Ligugé. Siloë, 1998. 22 x 28 cm, 191 p. 54 planches hors texte en couleurs, 54 ill. noir, relié sous jaquette, 290 Frs.

 

 

 

 

 

 

Actualités de l’atelier

 

A rencontrer Le Père François CASSINGENA-TREVEDY, artiste de l’émail et des grisailles d’or, on comprend vite que ce labeur artisanal est, pour lui, une manière de transcrire artistiquement la réalité. Réalité aux multiples facettes : celle de la vie qui nous accueille ; celle du monde en souffrance ; celle enfin, plus énigmatique, du mystère de notre présence dans l’univers. Autre façon de méditer sur les Mystères, ce travail de l’émail le lui rend bien : expression de soi et aussi de l’imprévu, l’œuvre obtenue est « assomption de la matière ». Le Père François confie volontiers son admiration fervente devant la surprise que préserve la cuisson : « après avoir produit l’empâtement (eau et poudres colorées), vous confiez les choses, pour quelques courtes minutes, au feu dévorant ». A tendance abstraite et au ton émeraude, les réalisations de François TREVEDY offre donc une place non négligeable à « la part du feu », conférant à l’ensemble une dimension expérimentale très personnelle.

 

²

 

Le Père Vincent DESPREZ est, en quelque sorte, la mémoire vivante de l’atelier d’émaillerie. Après des débuts prometteurs auprès de Coquet et Gardelle, il présida aux destinées de l’endroit. Aujourd’hui, outre le suivi du travail collégial — une dizaine de moines participent à l’atelier —, il compose ses propres oeuvres en collaboration avec les peintres Jean CHAINTRIER et Raymond GID. Ce partage s’avère riche d’enseignement : « les peintres fournissent le canevas, bien sûr, mais c’est ensemble que nous choisissons les matières et la qualité des couleurs ». A partir de matières opaques, c’est la force d’expression qui sera recherchée, tandis que les matières translucides laisseront plus de liberté pour obtenir des dégradés dans la luminosité. Là encore, rien à voir avec le travail académique sur les icônes : les oeuvres de Vincent DESPREZ, explorations des formes géométriques et des superpositions lumineuses, touchent principalement le domaine de l’art abstrait. « Moins traditionnel, l’art abstrait est propice au dépouillement », affirme l’artiste. Et d’ajouter : « l’essentiel est d’obtenir une œuvre réussie. A ce moment même où l’œuvre nous est donnée, on touche le beau. Mon rôle consiste à assurer le service de la beauté. La réussite d’un émail est toujours ressentie dans un mouvement de générosité : parvenir à transmettre un message aux autres. Le beau n’est-il pas médiation du sacré ? »

 D. S.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* Visite gratuite de la Galerie des émaux : semaine 9h - 11h15 ; 15h -17h30 ; dimanche 11h30 -12h15 ; 15h -16h15 ; 17h30 - 18h.

 

 

 

 



04/09/2012
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