le Bouquinoire, blog littéraire

Un joueur méconnu du Paris des années vingt : Joseph Korb

 Eléments d'Histoire culturelle du jeu / 1

 

 

Un joueur méconnu du Paris des années vingt :

 

Joseph KORB père du chansonnier Francis LEMARQUE

 

 

 

 

Citons un passage éloquent de l'autobiographie du chansonnier auteur-compositeur-interprète célèbre Francis LEMARQUE (1917-2002 ; de son vrai nom Nathan KORB, juif polonais d'origine) :

 

 

« Echecs

 

(...)

Quand elle [sa mère] commençait à se plaindre, elle n'en restait pas là :

- Vous êtes de sales petits égoïstes, je me saigne jusqu'à la dernière goutte de sang pour que vous ne manquiez de rien, et vous, pour me remercier, vous me laissez supporter toute seule le fardeau de tous les problèmes de la maison, sans même lever le petit doigt pour essayer de me soulager. Si je dois mourir avant mon heure, ce sera bien de votre faute, et ce jour-là il sera beaucoup trop tard pour me regretter, vous verrez.

Elle disait la même chose de papa, mais lui n'était jamais là pour l'entendre. Il était parti depuis longtemps pour le cercle des « Hongrois de Paris », dans les jardins du Palais-Royal, c'est là qu'il jouait aux échecs. Il n'avait pas d'affection particulière pour les Hongrois, il était apatride, mais comme il ne connaissait à Paris aucun « club des apatrides de Paris » où il aurait eu la possibilité de pratiquer ce sport, qui était sa grande passion et auquel il consacrait tout son temps, il s'était inscrit là où ça l'arrangeait le mieux, mettant de côté tout chauvinisme. Très vite il était devenu le champion de ce club. Parfois, le dimanche après-midi, maman nous emmenait assister à l'un des nombreux tournois qu'il disputait à longueur d'année. J'étais très fier de voir avec quel respect les joueurs s'adressaient à lui.

Ils l'appelaient : « Maître », écoutaient attentivement ses réponses à leurs questions. Mais très vite je succombais à l'ennui qui régnait en ces lieux.

Il fallait se tenir tranquille, ne pas bouger, ne pas faire de bruit. C'était très dur. J'étais alors dans ma période de tics, grattements de gorge, reniflements bruyants, à la cadence de quatre manifestations par minute. Dans le silence religieux qui entourait l'élaboration d'un coup particulièrement délicat à réaliser, ils éclataient sans retenue. Maman, consternée, me faisait les gros yeux, sans résultat, je ne pouvais pas m'arrêter. Maurice [son frère] aussi avait des tics, mais les siens étaient silencieux... normal, c'était lui l'aîné...

Hypocrite, va !

Enfin, au grand soulagement de l'assistance, maman nous accordait l'autorisation d'aller jouer dans les jardins du Palais-Royal :

- Ne vous éloignez pas, et surtout, si l'on vous adresse la parole, ne répondez pas.

Elle avait peur que l'on se fasse enlever, je me suis souvent interrogé pour essayer d'imaginer le tableau : mais qui aurait pu avoir envie de faire une chose aussi étrange ? Vers sept heures, elle apparaissait sur le perron du club et, pour nous appeler, elle agitait un grand châle jaune qu'elle s'était tricoté :

- Mooorriss, Naathoonn, vainey tout'souit !

Comme on avait un peu honte de voir que les gens se moquaient d'elle en ricanant, on se dépêchait de la rejoindre.

Papa était toujours installé devant son échiquier. Le café crème qu'il avait commandé au début de l'après-midi était encore intact, glacé, figé dans son verre à pied, posé sur une soucoupe de porcelaine blanche, sur laquelle le prix de la consommation était gravé en gros chiffres bleus qui se lisaient de loin... 0,75 F.

Les pièces qu'il gagnait à son adversaire, il les mettait distraitement dans son café, en tournant machinalement la petite cuillère. J'aurais bien aimé savoir le goût que pouvait avoir un café sucré au fou du roi ou à la tour.

Tout en réfléchissant à la meilleure façon de jouer le prochain coup, il se concentrait à un point tel que, sans même sans rendre compte, il s'arrachait les poils des sourcils un à un. Ca faisait belle lurette qu'il ne les fronçait plus... il n'en restait que quelques petites touffes, anarchiquement éparpillés au-dessus de ses paupières.

Maman lui faisait une scène à voix basse parce qu'il ne voulait pas rentrer avec nous. Il devait d'abord terminer la partie en cours. Celle-ci pouvait encore durer des heures, alors on repartait comme on était venu... à pied. Jusqu'à la place de l'Hôtel de Ville, ça pouvait encore aller, mais à partir de là je commençais à trainer la jambe. Tout le long du chemin, on passait devant des cafés bourrés de consommateurs qui buvaient de bonnes choses.

On demandait une limonade à maman, elle nous répondait qu'ele n'avait pas de sous à dépenser, que papa, ce sale égoïste, s'en chargeait bien tout seul. Il allait encore rentrer à cinq heures du matin, resterait au lit jusqu'à midi, et naturellement la robe promise à la cliente de la rue de Charonne ne serait jamais prête à temps. Bien entendu, celle-ci ne paierait pas un travail inachevé, ce qui reporterait encore à plus tard cette rentrée d'argent sur laquelle elle comptait absolument. (...) " [J'ai La mémoire qui chante. Presse de la cité, Paris, 1992. pp. 31-33]

 

 

 

 

 

Joseph Korb meurt en 1933 atteint de la tuberculose. Sa femme Rose, déportée, décéda en 1943.

 

Une plaque commémorative au 51 rue de Lappe (Paris XIè) sur la maison natale de la famille de Francis Lemarque :

Ici est né le 25 Novembre 1917

Francis LEMARQUE

fils de Rose et Joseph KORB

Auteur Compositeur Interprète

Poète de Paris

Décédé le 20 Avril 2002

 

Fervent adepte du jeu et joueur de premier ordre selon la description ci-dessus, retrouvera-t-on de ses parties jouées dans les revues d'échecs et la presse d'époque ? (1917-34) ... Outre... une (et une seule) étude de J. KORB retrouvée en publication, parue dans La Stratégie, janvier 1926, p. 19. Une partie complète contre Snosko-Borowski, parue dans les Cahiers de l'Echiquier Français (pp. 182-83)... une étude parue dans Les Dernières Nouvelles d'Alsace, 1928. [1]

 

Joseph Korb est « maigre, réfléchi, plongé dans ses silencieuses rêveries » comme le décrira plus tard son fils. On le dit moitié clochard moitié poète. Dure réalité sociale pour le champion d'échecs... La légende affirme même qu'il se baladait avec un gilet sur lequel il avait cousu 18 poches, avec, dans chacune d'entre elles, une variété différente de graines pour les oiseaux...

 

 

Dany Sénéchaud

 

 

 

 

 

 

 

_________

 

[1] A noter : une Photo de la famille KORB dans le même ouvrage de Francis Lemarque (cahier central dédié aux visuels).

 

 

 



02/09/2012
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 20 autres membres