le Bouquinoire, blog littéraire

Un poème ombrageux de Jean Dars

 

Eléments d'Histoire culturelle du jeu / 3

 

 

Un poème ombrageux de Jean Dars

 

 

Jean Dars, mentionné par Delarue-Mardrus (chronique précédente), est l'auteur de deux recueils poétiques édités dans les années vingt : Les vieux thèmes, paru en 1921, et Fièvres (1920-1922), paru chez Plon en 1925 ; recueil promis à publication grâce au Prix Sully Prudhomme obtenu l'année précédente. Les deux écrivains partageaient une affinité intellectuelle dont témoignent la dédicace du second ouvrage de Jean Dars à Lucie Delarue-Mardrus et la signature conjointe de causeries littéraires comme en rend compte, par exemple, le sommaire de Conferencia de juillet 1929 (le « Journal de l'Université des Annales », n° 15) qui propose l'intervention faite par ces deux comparses : « Les vers immortels. Pourquoi sont-ils immortels ? ». Ainsi peut-on tout aussi bien imaginer qu'ils ont pu parfois batailler devant l'échiquier, tout en conversant sur la beauté de ce jeu ou sur quelque actualité littéraire du moment.

 

Exhumons ce long et beau texte de Jean Dars paru dans son recueil primé Fièvres (1920-1922) auquel fait référence Lucie Delarue-Mardrus :

 

L'ÉCHIQUIER

 

A Charles Le Faucheur.

 

Lorsque, se soulevant sans bruit, ce rideau sombre,

Au soir d'éternité fera surgir de l'ombre

La Mort dans un léger claquètement* d'os secs,

Je voudrais être assis près de ce jeu d'échecs.

Il ferait nuit.

Le bleu vitrail deviendrait rose.

Sur la tapisserie où la femme à la rose

Galope mollement près des grands lévriers

Que suivent écuyers, pages et cavaliers,

Je verrais lentement passer son ombre noire,

Tenant entre mes doigts une pièce d'ivoire

Et songeant sans effroi, sans fièvre et sans sueur

A don Juan qui soupe avec le Commandeur.

Puis elle sortirait, muette, de l'alcôve ;

Il ferait nuit.

Le bleu vitrail deviendrait mauve.

Alors civilement, prenant un chandelier,

Je lui désignerais du geste l'échiquier.

Les pions tressaill[i]raient** sur la marqueterie.

Les chasseurs, au galop, de la tapisserie

S'arrêteraient pour voir l'assaut que nous livrons,

Et j'entendrais le cliquetis des éperons.

Sans bruit, la Mort viendrait s'asseoir dans une chaire,

Face à moi. Je regarderais ma partenaire

Qui, disposant alors ses pièces pour le jeu,

D'un hochement de tête accepterait l'enjeu.

Ici, rois, reines, tours et cavaliers, dans l'ombre

Frémiraient...

Et le bleu vitrail deviendrait sombre.

Et ce tournoi serait un effrayant tournoi...

Elle, silencieuse et solennelle, moi,

Bavard, fat, plaisantin, talon rouge, qui pose

Pour la tapisserie où la femme à la rose

Me regarde jouer près de son vieil époux.

Or, ne haïssant rien tant qu'un mari jaloux,

Plus se rembrunirait le sénile visage,

Plus je contemplerais la rose du corsage !

Les muets écuyers chuchoteraient soudain,

Quand les trois petits os des cinq doigts de la Main

Emporteraient dans l'ombre une pièce conquise.

Mais alors je prendrais en riant l'offensive

Et, lui jouant un coup fameux de Philidor,

Ferais la révérence à Madame la Mort !

Les pages, haletants, attendraient la riposte...

Fou du roi ? Bien – Voyez ! nobles seigneurs : je poste

Le mien derrière ces trois pions et ce cheval.

ah ! le cheval de Troie est un bel animal !

Surprise de me voir l'esprit si peu morose

En ce tragique instant, l'écuyère à la rose

Me sourirait, malgré son vieil époux narquois

Quand, désirant lui faire faire un salut fort courtois,

Je verrais, m'inclinant, la Mort sur mes derrières

Tailler à cet instant de terribles croupières

Et surprendre ma reine au milieu de mes fous.

Ici, pages, seigneurs écuyers, vieil époux,

Même la femme, horreur ! montrant sa fourberie,

Hilares, sortiraient de la tapisserie

Pour voir, en saluant ce coup d'un grand éclat,

La Mort au rire éteint me faire échec et mat.

Long silence... La nuit... Des rumeurs inquiètes...

Puis les trois petits os des cinq doigts qui claquètent.

Puis un bruit d'éperons tintant dans le sommeil...

Et brusquement le bleu vitrail serait vermeil !

Alors je sentirais deux longs bras qui m'enlacent,

Des doigts désincarnés qui prennent mes mains lasses,

Un visage sans yeux qui fascinent mes yeux

Et, sur mes yeux, les yeux mystérieux du vieux

Seigneur, tenant le bras de la femme à la rose.

Deux trous béants viendraient flairer ma bouche close,

Un souffle commander le rythme de mon coeur,

Le ralentir, puis l'arrêter et j'aurais peur...

Et j'aurais peur, et je défaill[i]rais***... Mais Elle,

M'entraînant par la main comme un enfant rebelle

Que l'on veut à tout prix empêcher de crier,

Dans son empressement briserait l'échiquier.

Une dernière fois, les petits bruits funèbres

Claqueraient, de l'ivoire heurté par ses vertèbres ;

Puis tout se troublerait soudain autour de moi

Et je la sentirais m'emporter, sans émoi,

A travers les chasseurs écartés qui sourient,

Dans les lointains brumeux de mes tapisseries...

 

 

 

Un amateur éclairé de littérature française saura-il nous en dire plus sur Jean Dars ? ...

 

 

Dany Sénéchaud

Extrait du texte partiellement paru :

« Caïssa la belle. Quand Lucie Delarue-Mardrus s'adonnait aux Echecs »

in Lettre d'informations de l'Association des Amis de Lucie Delarue-Mardrus, n° 6, 2012

 

 

 

 

__________

 

* Il y a rencontre ici en quelque sorte des sens de claqueter et de claquette. Maurice Genevoix lui préfère 'claquettement' (La dernière harde, 1938).

** Le texte donne : 'tressailleraient'.

*** Le texte donne : 'défaillerais'.

 

 

 

Lire l'étude complète (12 pages) :

D. Sénéchaud, « La vie est une partie d'échecs » (le jeu d'échecs en 300 citations du monde entier) ; édition augmentée de « Eléments d'histoire culturelle du jeu » (6 courtes études). La Libre Case, Poitiers, janvier 2013. 159 pages.

Commande auprès de l'auteur : dsenechaud(at)free.fr

 



02/09/2012
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